Lettre à mon père (20)
Le silence naît de mon recul, et nous partions en fin d’après-midi vers la fermette campagnarde de Seine et Marne, sans que j’en aie dit un mot à ma famille – tellement j’étais loin d’eux. Avais-je alors choisi en partage avec ma femme ce séjour campagnard, ou bien d’autres avaient-ils choisi pour moi, tout comme je n’avais en rien participé au choix de la Tunisie comme destination de voyage de noces. Quand j’y resonge : j’étais bien loin de mes frères, je pense. Si loin des miens – et de moi-même. Mes frères étaient présents à mes noces, m’estimant sans doute bien loin d’eux, en fait. Je les revois, bavardant tous les deux, se demandant où prendre place. Et moi, j’échangeais (mais oui) avec le cousinage d’Isabelle.
A cette époque, je n’avais pas la conscience prémonitoire de cette analyse que je serais obligé de faire vers la quarantaine, et qui me conduirait, après bien des hésitations, à quitter femme et enfants, pour retrouver ensuite peu à peu ma place près de mes enfants, et celle, encore inégale, dans ma fratrie. Rien ne va, lorsqu’on est à distance de ses racines.
Ces racines que j’avais, pour une part douloureuse, laissées à Baden-Baden, d’où mes parents m’avaient arraché, le mot est juste – comme ce départ, lui, était injuste.
Alfred Sisley – Cour de ferme à Saint-Mammès (Seine et Marne)